Le dernier coup dramatique de Donald Trump au Yémen

Comme dernier geste avant le passage de relais entre les administrations républicaine et démocrate, l’administration Trump a annoncé le 10 janvier 2021, soit 10 jours exactement avant la fin officielle du mandat de Donald Trump, l’inscription des Houthis, rebelles yéménites, sur la liste noire des groupes terroristes. Trois de leurs hauts responsables, dont le chef de file, Abdel Malik Al-Houthi, sont également individuellement désignés. Ce grand coup diplomatique contre l’Iran, allié des Houthis et grand rival chiite de l’Arabie saoudite sunnite au Moyen-Orient, pèsera non seulement dangereusement sur l’économie yéménite déjà usée par la guerre, mais pire, empêchera de poursuivre l’aide humanitaire indispensable pour éviter au pays de sombrer dans une famine massive. Cette décision ciblant ce groupe armé marque définitivement au fer rouge l’Iran qui aura été sans conteste le pays qui aura subi le plus l’acharnement de Donald Trump pendant son mandat.

Les amis de ses ennemis sont ses ennemis

Donald Trump avait donné le ton en mai 2018 lorsqu’il avait décidé, de manière unilatérale, le retrait des États-Unis de l’accord nucléaire iranien, puis en avril 2019 lorsqu’il avait mis son veto à une résolution du Congrès qui l’exhortait à arrêter tout soutien à la coalition saoudienne dans le conflit au Yémen. Il a ensuite exercé consciencieusement une politique de pression maximale sur l’Iran. Et malgré une économie iranienne pour le moins aux abois en raison des sanctions américaines et de la Covid-19, Donald Trump n’a pas hésité à continuer l’offensive, notamment dernièrement avec l’annonce d’une nouvelle salve de sanctions contre ce pays. Durant son mandat, ses actions ont ainsi été motivées par deux principaux objectifs. Le premier est de protéger les intérêts d’Israël. Le dernier exemple en date est la récompense attribuée au royaume chérifien à travers les accords de normalisation entre le Maroc et Israël en date de décembre 2020, qui concèdent au Maroc la souveraineté sur le Sahara occidental en échange de la reconnaissance d’Israël.

“Durant son mandat, ses actions ont ainsi été motivées par deux principaux objectifs. Le premier est de protéger les intérêts d’Israël. L’objectif concomitant a été d’affaiblir au maximum l’Iran, identifié comme principal ennemi de l’État hébreu et indirectement des États-Unis.”

L’objectif concomitant a été d’affaiblir au maximum l’Iran, identifié comme principal ennemi de l’État hébreu et indirectement des États-Unis. La politique menée contre l’Iran et les sanctions diplomatiques et financières afférentes se sont également abattus systématiquement sur les pays ayant eu l’audace de nouer un quelconque lien avec la République islamique. Le but poursuivi par Donald Trump était de forcer les Iraniens à capituler et renégocier en position de faiblesse un nouvel accord global dans les prochains mois, répondant à toutes les inquiétudes américaines concernant à la fois le nucléaire, mais également les missiles balistiques iraniens et la projection militaire de ce pays au Moyen-Orient. Las de subir le courroux américain et afin de se donner des moyens efficaces lors de la reprise des négociations à l’occasion lors de l’avènement de l’administration Biden, le gouvernement iranien a durci le ton début janvier 2021 en annonçant la reprise des activités nucléaires et en poursuivant plus que jamais sa politique régionale. Et parmi ces fervents opposants, on retrouve notamment les Houthis yéménites qui font depuis quelques jours l’objet d’une nouvelle offensive américaine.

Yémen et Iran : un destin lié

Le mouvement Houthi, appelé officiellement Ansar Allah (“partisans de Dieu”) et plus simplement “les Houthis”, du nom de leur chef assassiné, sont les membres d’un groupe armé, politique et théologique basé dans le nord du pays et composé de membres adeptes du zaïdisme, courant de l’islam chiite majoritaire dans le nord du Yémen. Au fil des conflits – qui d’ailleurs ne datent pas de 2015 mais des années 60 – les Houthis sont parvenus à contrôler tout le nord du Yémen dans lequel vit l’essentiel de la population du pays (soit environ 20 millions d’habitants), et surtout la capitale, Sanaa, l’administration et tous les ministères. Rappelons qu’un royaume chiite a vécu de manière indépendante dans cette partie de la péninsule arabique pendant presque mille ans jusqu’à la réunification entre les deux Yémen dans les années soixante. Depuis lors, ils sont dans la ligne de mire de la coalition arabe menée par l’Arabie saoudite qui considère le Yémen comme son arrière-cour et le groupe rebelle comme des mercenaires à la solde de Téhéran.

“Au fil des conflits – qui d’ailleurs ne datent pas de 2015 mais des années 60 – les Houthis sont parvenus à contrôler tout le nord du Yémen dans lequel vit l’essentiel de la population du pays (soit environ 20 millions d’habitants), et surtout la capitale, Sanaa, l’administration et tous les ministères”

Depuis le début du conflit, l’Arabie saoudite et les Émirats ont mené d’innombrables raids aériens à coup de tirs indiscriminés entre civils et militaires, qui ont engendré des réponses plus modestes, par faute de moyens, de la part des rebelles yéménites. La désignation de terroriste ciblant les Houthis, demandée de longue date par l’Arabie saoudite et les Émirats, a finalement été décidée par un Donald Trump déterminé à profiter de ses derniers instants au pouvoir. La justification de la décision de sanction de ce groupe, selon Mike Pompeo, secrétaire d’État américain, réside dans la survenance d’“actes terroristes qui menacent les populations civiles, les infrastructures et le transport maritime”, allusion à peine voilée aux attaques de missiles et drones des Houthis, lancés depuis la ville portuaire d’Al-Hodeïda, visant le trafic commercial en mer Rouge ainsi que des installations pétrolières du royaume saoudien voisin. Ces attaques ont été aussitôt décriées par le chef de la diplomatie de l’Arabie saoudite, le prince Faisal ben Farhan Al Saud, qui a dénoncé l’aide que l’Iran aurait fourni au groupe rebelle yéménite en lui fournissant des drones de combat chargés d’explosifs. De son côté, l’Iran condamne la décision américaine, estimant que la liste noire américaine est “un processus qui a perdu sa crédibilité”. Liant entièrement le sort de l’Iran aux rebelles Houthis et au Yémen tout entier, le chef de la diplomatie saoudienne estime que cette décision vise à renforcer la “dissuasion contre les activités néfastes du régime iranien” dans la région.

La fin d’un conflit interminable encore plus incertaine

Après cinq ans d’une guerre sans merci, les positions militaires demeurent gelées dans un immobilisme dangereux. Les Houthis sont toujours au contrôle de Hodeïda, principal point de passage de l’aide humanitaire qui résiste tant bien que mal au blocus aérien, maritime et terrestre mis en place par la coalition saoudienne. Avant les récentes déclarations de l’administration Trump concernant le Yémen, le conflit en était resté sur une note positive avec l’engagement à l’automne dernier de l’Arabie saoudite à des négociations informelles. En effet, malgré la supériorité technologique de l’Arabie saoudite, le conflit s’embourbait, et tout comme les Émirats qui ont fait machine arrière en juillet 2019, l’Arabie saoudite a compris qu’il n’y aurait pas d’issue militaire à ce conflit.

La population yéménite, première victime

La guerre au Yémen met le pays à feu et à sang depuis de nombreuses années. Le coût humain du conflit est gigantesque : plus de cent mille morts civils et autant de blessés, environ 2 millions de personnes contraintes à fuir en raison des combats, 400 000 enfants en bas âge souffrant de malnutrition sévère. Le système de santé, qui s’est effondré, peine à faire face aux pandémies de Covid-19 et de choléra. 80 % des Yéménites, soit environ 23 millions de personnes, voient leur vie dépendre de l’aide humanitaire.

“Le coût humain du conflit est gigantesque : plus de cent mille morts civils et autant de blessés, environ 2 millions de personnes contraintes à fuir en raison des combats, 400 000 enfants en bas âge souffrant de malnutrition sévère”

Ainsi, la situation déjà affolante dans le pays le plus pauvre du monde arabe risque de s’aggraver dans les prochaines semaines si la décision de l’Administration Trump n’est pas retoquée. En effet, cette décision, en plus d’avoir pour conséquences de bloquer les transactions bancaires et de compliquer l’achat de vivres et de carburant, pourrait surtout rendre totalement impossible l’acheminement de l’aide humanitaire au Yémen par les ONG vers la population.

Une opposition internationale unanime

Outre les ONG, le Conseil de sécurité de l’ONU moins les États-Unis ainsi que l’Union européenne ont été vent debout contre la décision américaine, car celle-ci “contribuerait à la famine au Yémen et devrait donc être révoquée le plus tôt possible pour des raisons humanitaires”. L’ONU estime qu’il s’agit de la pire crise humanitaire au monde. Cette prise de position ferme est à souligner car l’ONU, d’habitude frileuse à l’encontre des États-Unis, premier mécène de l’organisation, s’oppose cette fois-ci de manière virulente à cette décision. La Russie, le Mexique, le Niger et le Royaume-Uni ont également dénoncé la décision américaine et ont demandé son annulation. Aux États-Unis, l’Américain David Beasley, à la tête du Programme alimentaire mondial (PAM) et prix Nobel de la paix 2020, a qualifié cette décision américaine de “catastrophique” et demande également son annulation. Les parlementaires démocrates ont appelé Joe Biden à revenir sur cette décision dès son investiture.

“L’ONU, d’habitude frileuse à l’encontre des États-Unis, premier mécène de l’organisation, s’oppose cette fois-ci de manière virulente à cette décision. Les parlementaires démocrates ont appelé Joe Biden à revenir sur cette décision dès son investiture”

Face aux contestations immédiates des humanitaires et à la prise de position de l’ONU, le chef de la diplomatie américaine a rappelé que les États-Unis étaient le plus grand bailleur de fonds pour l’aide humanitaire et a assuré que le Trésor américain annoncerait le 19 janvier la mise en place de licences sur certaines activités notamment humanitaires pour limiter l’impact de leur décision. Derrière cette annonce se cache en réalité une impréparation aux conséquences de la décision de désignation des Houthis comme groupe terroriste. En effet, dans la précipitation du sprint final, l’administration Trump n’a pas laissé le temps au Trésor américain de mettre en place des licences permettant les exemptions promises à la dernière minute et permettant de limiter l’impact humanitaire au Yémen. Les plus réalistes expliquent que l’application de dérogations ne permettra probablement pas de couvrir tous les besoins de la population yéménite. Finalement, le plus dramatique dans cet événement est donc que le classement des Houthis sur la liste noire des États-Unis ne permettra pas d’atteindre leur principale cible, les rebelles Houthis, qui sont, en l’état actuel des positions militaires, impossibles à renverser. En revanche, les dommages collatéraux sont colossaux puisque cette décision divisera encore plus le pays entre les territoires contrôlés par les Houthis et le reste, encore tenu par le gouvernement “officiel”. Pire, elle poussera certainement les Houthis à augmenter les taxes sur les produits locaux pour compenser le manque à gagner subséquent à la décision américaine. Par ailleurs, le Yémen se verra dans l’obligation de se reposer encore plus sur son allié iranien pour un soutien économique et politique, situation que les États-Unis disaient vouloir éviter à tout prix.

Révocation probable de la décision par l’administration Biden

La date du 19 janvier choisie par l’administration sortante pour mettre en œuvre ces sanctions à l’encontre des Houthis n’est pas le fruit du hasard. En effet, l’entrée en fonction de Joe Biden était prévue pour le 20 janvier. Or Donald Trump sait pertinemment qu’il sera ardu pour le nouveau pensionnaire de la Maison-Blanche de détricoter sa dernière décision. En effet, revenir sur une classification terroriste est un processus long et complexe au niveau diplomatique et juridique. Joe Biden, qui faisait partie du gouvernement qui n’a pas empêché la guerre au Yémen lancée par l’Arabie saoudite et les Émirats en mars 2015, a exprimé sa volonté ferme d’arrêter ce conflit meurtrier au plus vite à son arrivée dans le bureau ovale. L’ex-ambassadeur de France au Yémen, Gilles Gauthier, a déclaré dernièrement qu’il était “incroyable qu’un président américain battu puisse encore réaliser cela alors qu’il ne lui reste que quelques jours au pouvoir. D’autant qu’avec Joe Biden, tout sera différent dans la région”.

“Donald Trump sait pertinemment qu’il sera ardu pour le nouveau pensionnaire de la Maison-Blanche de détricoter sa dernière décision. En effet, revenir sur une classification terroriste est un processus long et complexe au niveau diplomatique et juridique”

Après de multiples rebondissements, il s’avère que le champ de mines posé par l’administration sortante réserve un beau défi à Joe Biden et ses équipes. Celui-ci devra composer avec une Amérique plus déstabilisée et fracturée que jamais et reprendre les négociations avec de nombreux pays. Les négociations avec le Yémen et l’Iran devraient débuter plus ou moins rapidement dans la foulée de l’arrivée de Joe Biden, mais au prix de combien de vies yéménites dans l’intervalle ?

Par Ardavan Amir-Aslani.

Paru dans Le Nouvel Economiste du 20/01/2021.

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